L’entame de « Le Royaume » (Emmanuel CARRERE ; Ed. : P.OL. 2014) peut être qualifiée de préface, longue de 150 pages. Mais, peut-être, est-il plus correct de remplacer le mot préface par l’expression pré-texte ! En effet, dans cette première partie, qu’il appelle ‘La crise’, E. Carrère pose un des personnages centraux du livre, lui, à la fois sujet et objet de son écriture. Un « retour vers le passé » qui ne l’est pas tout à fait. Car pour qu’un retour vers le passé puisse être, il faut que ce dernier ait d’abord existé. Or, l’auteur peut-il décemment prétendre qu’il a été chrétien … trois ans ? Peut-on attribuer à un état de vie aussi bref le label chrétien ? En fait, c’est cette question – du sens d’être chrétien ? - qui va alimenter l’essentiel de ce livre. Ce n’est ni un roman, ni une biographie, ni un essai, ni une critique historique ou encore une enquête sur l’enquête comme l’auteur se plaît parfois à le dire en interview. Ce n’est rien de tout cela puisque c’est, tour à tour et parfois en pagaille, tout cela ! Peut-être pourrait-on classer ce livre dans le genre Mémoires puisque l’auteur y relate ses expériences de vie, estimant que la confrontation de sa vie à l’Histoire est de nature à clarifier cette dernière.
Présomptueux ? Probablement ! Mais incontestablement documenté, l’ouvrage de E. Carrère tient la route à défaut de toujours tenir en haleine son lecteur.
« D’où tu parles, toi ? » Cette question-culte du temps où la plage se trouvait sous les pavés (mai 1968), Carrère l’a reprend, cherchant qui était Paul, quels ont été ses voyages, ses propos, sa stratégie de communication lorsqu’il était prosélyte, chrétien avant même que cette appellation ne soit née. Dans un même mécanisme, inverse toutefois, comme Sault devenu Paul, qui justifiait sa force à défendre la naissance du christianisme après l’avoir persécuté de toutes ses forces, l’auteur se présente comme un chrétien du dedans enfin sorti et partant, il justifie son combat pour remonter, et surtout démonter, l’histoire (avec un petit h?, un grand H ?) de la croyance qui s’est développée autour du personnage Ieschoua - Kristos – Mon Seigneur. Avec toutes les informations nécessaires – et parfois très judicieuses- destinées à faire avaler son histoire, le but poursuivi est clair, dénoncer cette croyance comme déraisonnable et fantasque.
E. Carrère écrit et conte ce Paul avec une écriture si simple (semble-t-il !), si fluide, si proche du lecteur (le prenant souvent à partie en l’interrogeant sur les réflexions qu’il se soumet à lui-même), que le risque est grand de prendre pour argent comptant tout ce qu’il dit ! Celui qui n’a que peu de culture en histoire des religions suivra, en confiance, les affirmations de l’auteur souvent étayées par des sources paraissant crédibles. Celui qui a un peu plus de bagages dans ce domaine, remarquera que si chaque information tient la route, il y manque souvent l’articulation que pourraient donner un peu plus d’exégèse, une critique historique des sources et la confrontation de celles-ci d’où peut jaillir la confirmation ou l’infirmation des hypothèses de travail. Le côté « saute-puces » de l’auteur, mêlant sa vie à ses recherches, pointant une idée et l’abandonnant avant de conclure, ne conforte pas le sérieux d’enquête dont il se prévaut à maintes reprises. N’empêche, c’est vraiment intéressant de pouvoir ressentir combien le « message » délivré à l’origine du mouvement chrétien est marqué par les vicissitudes de la gent humaine et, tout en même temps, relève d’un extraordinaire schisme avec la pensée de l’époque !
Et Carrère de se lancer dans l’enquête (troisième partie)… en quête de quoi ? On ne sait pas trop ! Il y a cet essai de comprendre qui est vraiment Luc, un fidèle disciple de Paul parti annoncer la Nouvelle aux non juifs ou un agent double travaillant en surface pour Paul et en sous-main pour ses ennemis que seraient les Marc, Jacques, Pierre et Philippe, témoins directs ayant vécu avec Jésus et siégeant tous au « Conseil d’Administration de la multinationale qui ne porte pas encore le nom d’Église mais qui a bien le statut de maison-mère, sise à Jérusalem. La question est posée. Une fois de plus, hyper documentée, cette partie met en perspective l’Histoire et ses jeux de pouvoir, de séductions qui pervertissent ce que Jésus, à l’origine, a vraiment dit et fait.
Sous la dénomination « Luc », E. Carrère se lance dans un survol des évangiles, parfois stationnaire pour avoir le temps de prendre quelques bons clichés permettant de poser quelques bonnes questions sur la composition de cette Nouvelle qu’il est parfois nécessaire de mettre au pluriel La recherche du sens de ce qui est dit ou rapporté ; de ce qui est fait en acte et par qui ; des intentions, avouées ou non, des auteurs-compilateurs se révèle être une opportunité ouverte, documentée et sans réponse définitive. Dans le cadre de cette double question centrale de savoir ce que pourrait être une Résurrection et ce Royaume, E. Carrère se plait à ajouter, comme possible explication à la Parole, une théorie du grand complot qui renverse les alliances, Jésus étant avant tout l’ami des pharisiens, une excursion dans les fantasmes sexuels de l’auteur pour lui permettre de diagnostiquer le vrai du faux dans les récits et personnages de l’évangile et, toujours, ce saupoudrage de comparaisons avec l’histoire du peuple russe, la méditation Bouddhiste et l’imposture qui consisterait à se présenter comme historien et d’inventer sans le dire… Bref, un peu trop de tout, obstacle à l’essentiel ?
C’est vrai, on ne peut reprocher à Carrère de taire ses inventions, la fiction qu’il écrit pour boucher les trous historiques dans ses recherches et l’envie de faire coller l’histoire à sa vision des choses. Mais tout cela rend son livre si dense, si lourd de références entrevues et si léger d’analyses qu’il est certain que le lecteur ne peut facilement se situer face aux propos de l’auteur et à sa propre vie, ses croyances et ses doutes.
Arrivé au terme de la lecture de ces quelques 620 pages, le lecteur restera sur sa faim… Sauf s’il considère que le mérite du livre de Carrère est avant tout, et ce n’est pas négligeable, loin s’en faut, de pousser le lecteur à quitter le questionnement de l’auteur pour le renvoyer à lui-même, un peu plus armé de références, de pistes à poursuivre et de portes à ouvrir pour aborder ces questions qu'il peut faire siennes aujourd'hui.
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